«Au risque de…»

 S i je vois un texte commençant ainsi: «Au risque de s’exposer à l’accusation d’antisemistisme, il importe toutefois d’assumer le risque de troubler la bonne conscience léthargique occidentale [etc.]», j'ai un mauvais pressentiment: si l'auteur assume qu'il prend un tel «risque» (et même deux ici), je ne puis me départir de l'idée qu'il a conscience que c'est, plus qu'un risque, un fait. Qu'il est antisémite, en ce cas-ci. Je dis ça parce que justement c'est le genre de formule que que je n'utilise pas: soit je suis «anti-truc», soit non; si je le suis je l'assume, sinon je ne considère alors pas prendre le risque de le paraître. Ce qui ne signifie pas que certains ne le croient, mais le risque est alors autre: celui que prend tout auteur d'être lu par une personne qui interprète tout ce qu'elle lit au filtre de ses obsessions et suspicions.

Je pense au cas d'un de mes correspondants qui m'avait écrit, à propos d'un de mes textes, «J'ai lu votre article sur votre perception des trois religions que vous y énoncez». Or, le texte en question n'était en rien un «article sur [ma] perception des trois religions» mais un début de texte sur la façon dont les médias utilisent toujours les mêmes rares «intellectuels juifs» dès qu'une «question juive» est à l'ordre du jour, et au cours de cette discussion je faisais un rappel historique de la manière dont les Juifs (et les juifs) furent perçus et traités au Moyen-Orient et en Europe. Quand on parle de ce sujet et de ces régions, il est difficile de ne pas évoquer le christianisme et l'islamisme. Puis-je empêcher un lecteur de retenir dans un texte de 2.000 mots les moins de 800 qui évoquent «les trois religions» et de s'attacher parmi eux à la centaine qui préoccupe mon correspondant ? Non. Du coup, un texte sur «les Juifs de service» (ceux qui apparaissent «représentatifs» aux médias) devient sous la plume d'un lecteur «votre article sur votre perception des trois religions». «Au risque de» paraître malséant (risque que j'assume et revendique, donc «non risque» mais fait avéré) je crois que beaucoup de lecteurs pratiquent ainsi, lire un texte au filtre de leurs préjugés (moi compris, trop souvent hélas ! Mais j'essaie du moins, avec le temps, d'étendre le nombre de mes préjugés, surtout défavorables, en vue de réduire cette tendance à interpréter)[1].

Commencer une période par la formule «Au risque de», c'est avouer sa propre défaite face à la manière de traiter une question: j'aurais voulu que l'on lise ce texte comme n'ayant pas telle orientation, mais je n'y suis pas parvenu. Après, la question de savoir si l'auteur considère être trop maladroit pour exprimer une opinion «non anti» sans qu'elle n'apparaisse telle ou pas assez adroit pour en faire passer une «anti» comme ne l'étant pas est secondaire: il lit son texte ou, si cette formule est écrite avant même la rédaction du reste, il inspecte le propos qu'il envisage de rédiger, et constate que, ma foi, on peut tourner ça dans tous les sens, ça a vraiment un fâcheux air de sembler «anti». Et dans notre cas, en effet le passage en question «risque de s’exposer à l’accusation d’antisemistisme»:

«Le sujet fâche, car il fait tâche. Au risque de s'exposer à l'accusation d'antisemistisme, il importe toutefois d'assumer le risque de troubler la bonne conscience léthargique occidentale pour la placer face à ses responsabilités, tant il est vrai que la solidarité avec Israël, pour légitime qu'elle puisse être pour de larges secteurs de l'opinon occidentale, ne saurait occulter le débat de fond que cette question pose tant au niveau du droit que de la morale».

Qu'importe la «question [qui se] pose tant au niveau du droit que de la morale», relier la critique d'Israël et l'antisémitisme pose problème. L'auteur se propose certes de traiter de cela (le titre de l'article est «De l'accusation d'antisémistime comme arme de dissuassion») mais sa précaution oratoire disqualifie d'avance toute prétention à une telle analyse. Ce qui est dommage, parce qu'en effet on constate depuis quelques temps que le discours auparavant plus confidentiel des farouches partisans d'Israël agitant le spectre de l'antisémitisme dès qu'on mettait en cause ce pays est devenu beaucoup plus ordinaire et, pour ainsi dire, une figure obligée dans les «grands» médias. Mais vouloir se prémunir de l'accusation d’antisemistisme en écrivant dans les débuts du texte «Au risque de s’exposer à l’accusation d’antisemistisme» c'est échouer d'avance. D'autant plus avec ce qui suit…

Bien sûr, «au risque de» a des variantes, «je ne voudrais pas passer pour», «je ne voudrais pas qu'on pense (ou croie) que», «loin de moi d'être», etc. Je le disais, cela me semble une fausse précaution. Remarquez, j'en use parfois, surtout de formules comme «je ne voudrais pas qu'on pense (croie) que», mais c'est pour ensuite expliquer en quoi ce que j'écris n'est pas ceci ou cela.


[1] Je sais que cette proposition pourra paraître paradoxale, puisque le dogme courant est qu'il ne faut pas avoir de préjugés; or, si l'on n'a pas de préjugés on risque de manquer de distance critique. Exemple: j'ai un préjugé défavorable envers les propos (et actes) racistes et du fait, quand je lis un texte qui me semble promouvoir des idées racistes j'ai de prime abord tendance à le rejeter; c'est dans un second temps seulement que, relisant le texte, je puis modifier ma perception et considérer que, finalement, j'avais fait une erreur d'interprétation; mais si à seconde ou troisième lecture mon interprétation se confirme, croyez-le ou non, je préfère garder mon préjugé et rejeter les opinions du texte. C'est ainsi. Le vrai risque est plutôt de réduire le nombre de ses préjugés mais en faisant de mauvais choix, comme on le voit chez les fanatiques de tous bords, surtout dans les cas des préjugés favorables: si je pars du principe que «la vérité» c'est le christianisme, l'athéisme, le judaïsme, l'hindouisme, le communisme ou l'anti-cléricalisme, d'évidence il me sera difficile de discerner les parcelles de vérité qui résident en toute doctrine.